Piste 5 : L'équation "colonisation = chosification" et la dimension humaniste de l'anti-colonialisme de Césaire
Dans ce rapport de force, Césaire veut à la fois retourner les armes rhétoriques et intellectuelles de l'européen contre lui, avant de révéler l'étendue du crime auquel l'européen s'est adonné.
. Césaire répond à l'hypocrite équation civilisatrice de l'idéologie coloniale par une autre équation : lorsqu'il dit : "à mon tour de poser une équation", on sent que le rapport de domination a changé de camp : Césaire signale que c'est désormais lui, représentant des colonisés, qui va dicter les règles du dialogue, et non se les faire dicter par les colonisateurs. "A mon tour", signale qu'il a conscience d'avoir réussi à prendre la main, comme on dit dans les jeux de stratégie. Mais quelle était l'équation du colonisateur : colonisation = contact humain. Certainement. Quand Césaire dit qu'il a "parlé de contact", il dit qu'il règle une bonne fois pour toute la question de savoir si la colonisation peut être assimilée à un contact humain, sa réponse est très claire ligne 13 : [Aucun]nement.
. "Colonisation = chosification" (l.16) : Césaire entend "poser lui aussi une équation pour corriger la première, qui était fausse : son équation est en fait la dernière ligne d'une démonstration qui commence à la ligne 5 : pour les colonisés, ils sont victimes d'une "fabrication de ...subalternes", "de boys". Ces mots désignent la famille des serviteurs, des outils de production. La colonisation fabrique des rouages. L'auteur traite les hommes par la métaphore du mécanisme. Et cette image métaphorique ne touche pas que les colonisés : au paragraphe 5, le colon est lui aussi comparé à un "instrument de production", et à un "pion". Il est réifié (c'est-à-dire traité comme s'il était une chose, transformé en rouage, en chose). D'où la ligne de conclusion de Césaire : "colonisation = chosification". Chosification des hommes, négation de l'humain, transformation de l'humain en chose.
. Ce qui est étonnant, c'est que Césaire emprunte d'abord le vocabulaire scientifique de l'européen pour renverser ses arguments. Lui qui veut revendiquer plus d'humanité dans les rapports ente les peuples, commence par répondre avec des chiffres : "à mon tour de poser une équation", ou encore "on me parle de statistiques... moi je parle de milliers d'hommes" : chiffres pour chiffres : parler au blanc avec les mots du blancs. Mais ensuite, montrer que cette culture du chiffre n'est pas la sienne. Le progrès, pour le colonialiste, s'évalue en critères matériels mais au prix d'un sacrifice de la richesse humaine :
En effet, le "on" qui désigne le député défendant l'entreprise coloniale, s'appuie sur des résultats matériels : ceux-ci sont énumérées (l.22-23), l'auteur soulignant qu'ils sont [lancés à sa tête] (l.22). Cette expression qui dévalorise le discours du colonialiste traduit un scepticisme de l'auteur : il s'agit d'une accumulation de chiffres visant à créer l'effet d'un effort spectaculaire : il n'en ressort qu'une impression de grandeur mathématique : "statistiques... kilométrages..." renvoient à des données chiffrées, mais Césaire semble souligner que l'on peut faire des chiffres de tout, et que cela ne prouve rien.
A cela, il oppose le résultat d'une comparaison entre avant et après l'arrivée des colons dans les pays occupés : ce résultat est porté apr des suites d'adjectifs (l.19-20-21 et l.24). Ces deux suites d'adjectifs ont en commun de décrire un processus de réduction, de perdition de culture : "vidées... piétinées...minées... confiquées... assassinées... supprimées... sacrifiés". On remarque que le choix du son [é] à chaque nouvelle valeur attaquée renforce la cohérence du propos, et souligne le caractère systématique de l'agression subie. Egalement, les valeurs désignées (sociétés, cultures, institutions etc.) sont des noms féminins : cela renforce l'idée d'une action cruelle sur des valeurs vulnérables, un effet de fragilité essentielle devant lequel le colon n'a pas eu d'état d'âme, aucune pitié. On retrouve également une progression dans la liste des dégâts de la colonisation qui fait sentir de plus en plus entre les lignes 19 et 27 la présence douloureuse d'un homme noir détruit. Là où la suite l.19 à 23 fait référence à des valeurs abstraites, les l.24 à 27 montrent le sacrifice d'hommes : l'intéressant, c'est que Césaire prend la rhétorique du blanc basée sur des chiffres, mais oppose à des chiffres matériels définis précisément, de manière statistique, un nombre plus grand, celui de morts, de "sacrifiés" humains que personne n'a pris le soin de compter précisément : "des milliers" nombre à la fois plus grand et plus imprécis. Cette méthode permet de relativiser l'importance des nombres précis des blancs, quand ils ne prennent pas en considération la souffrance humaine non-quantifiable, comme est non-quantifiable la "danse, la sagesse, la vie" (l.27), en fait l'humain.